Histoire
J'aurais aimé pouvoir introduire cette histoire en disant que j'ai eu une enfance et une adolescence ordinaires, qu'elles n'ont rien à raconter et passer à la suite. Mais vous comprendriez pas. Il faut revenir précisément à l'instant de ma naissance pour prendre la mesure des dégâts qui ravagent mon âme. Vous savez, les parents normaux ont une réaction plutôt classique quand ils rencontrent pour la première fois leur rejeton ; des pleurs de joies, une vague tiède d'amour qui balaye tout le reste, une fierté qui gonfle la poitrine. Je dis pas que mes vieux n'étaient pas heureux de m'accueillir, m'enfin... il a suffit d'un échange de regards avec les pédiatromages de Ste Mangouste pour que mon père réalise. C'était une surprise sans en être une. Il s'y attendait, après tout, c'est ce qui l'avait si longtemps découragé de passer le pas avec ma mère. Mais voilà, peut-on vraiment se préparer à ça ? Surtout pour lui qui savait pertinemment ce que ça impliquait, puisqu'il était atteint du même mal. Non, je ne suis pas un nain. Non, je n'ai pas trois jambes, bien que... Si les médicomages présents dans la salle ont eu l'air complètement abattus ce jour-là, c'est parce qu'il aura suffit d'un test pour confirmer ce que Jack Kaines redoutait plus que tout durant ces neuf derniers mois : son fils avait hérité de la malédiction qui l'affligeait depuis pas loin de vingt ans. À peine quelques goulées de cette air frais dans le gosier que le ciel s'écrasait déjà sur ma tête. J'étais condamné avant même d'avoir pu profaner la terre de mes premiers instants d'existence. Injustice suprême. Destinée perfide. La bonne fée avait visiblement épuisé son stock de poussière magique lorsqu'elle s'est penchée au-dessus de mon berceau. S'est-elle seulement intéressée à moi ? Par Merlin, sûrement pas. Qui pourrait ainsi abandonner aux Ténèbres un nourrisson innocent ? Pas de bonne fée pour Jax, donc. Seulement la promesse qu'à l'aube de la puberté j'épouserai une Bête dont j'ignorais tout. Offrande sacrificielle pour quel crime au juste ? Celui d'être né. D'être le fils de mon loup-garou de mon père.
Toute mon enfance fut comme un compte à rebours me rapprochant inéluctablement de date butoir. Il n'y avait pas d'antidote. Pas d'échappatoire. Mes parents ont eu la présence d'esprit d'attendre quelques années avant de me faire part de ma... singularité. C'est comme ça qu'ils disaient pour me ménager. Ma mère me répétait même que la singularité faisait l'exception. J'étais unique, selon elle. Ce qui n'était pas vrai, mais bon, j'admire cette abnégation dont elle a fait preuve toute ma jeunesse, à se battre pour que je sois accepté à n'importe quel autre titre, pour que mon père et moi soyons reconnus par la société, autrement que comme des monstres relégués au département des créatures magiques. Elle a manifesté, vous savez ? Elle a envoyé des missives demeurées sans réponses au Ministère. Elle s'est presque battue avec Madame Petterson quand cette mégère a interdit à son glouton de fil de jouer avec moi. Honnêtement, j'aurais souhaité ne pas être si différent pour qu'elle en souffre moins. Moi, je m'y suis fait. C'est symptomatique je crois. Au bout de quelques années, on arrête de se demander "pourquoi moi?". C'est arrivé, c'est tout. Certains disent que rien n'arrivent jamais sans raison. Peut-être. Quoiqu'il en soit, ma lionne de mère ne s'est pas battue pour rien. Mon père n'a rien à regretter, et j'emmerde la culpabilité qui lui lacère le coeur chaque mois. Je suis un lycan, et je n'ai plus honte de l'être.
[uc]